Entretien avec Emmanuelle Debats : « a propos de Citizen Fan » – Part 1

Citizen Fan (http://citizen-fan.nouvelles-ecritures.francetv.fr/) est un webdocumentaire consacré à la fan culture et aux activités de fans. La réalisatrice Emmanuelle Debats est allée à la rencontre de fans qui pratiquent des activités créatrices comme la fan fiction et le cosplay pour comprendre ce phénomène. Le résultat est réussi et replace le fan dans un position de récepteur actif, producteur, et créatif.

Nous avons interrogé Emmanuelle Debats sur son webdocumentaire, la génèse de ce projet mais également sa découverte d’un phénomène culturel et social participatif et créatif.

1. Bonjour Emmanuelle, pourriez-vous nous raconter la genèse de votre projet ? Comment et pourquoi avez-vous décidé de travailler sur les fans?

Bonjour, et merci pour votre intérêt concernant Citizen Fan.
Au départ, je ne suis pas une spectatrice de séries télévisées et je suis tombée par hasard sur la fin d’un épisode de Castle qui m’a étonnée. J’ai commencé à regarder cette série d’une manière un peu déraisonnable. J’ai été prise au dépourvu par l’intérêt que je lui portais. C’est le fait de sentir que je subissais quelque chose comme un « charme » qui a déclenché une introspection, surprise par l’impact que cette série avait sur moi.

J’ai découvert les sentiments mêlés qui accompagnent la fanitude et cherchant sur internet, je me suis rendue compte que d’autres personnes vivaient la même chose que moi. A ceci près, que ce qui était de l’ordre de l’intime en moi, eux en parlaient dans internet.

Ensuite, j’ai vu ce que les fans créaient : la fanfiction et le vidding, les montages photos. Autrement dit, j’ai vu l’appropriation, la matérialisation, dans des vies très variées, du fait que les héros nous aident à vivre et nous poussent à créer nos vies imaginaires.

C’est en Janvier 2011 que j’ai formulé l’idée de faire « un documentaire sur les fans de Castle ». J’étais fan de Castle et j’avais besoin de rencontrer d’autres fans de Castle. C’est un point important dans ma motivation pour faire ce documentaire. Le fait que j’éprouve ce besoin de rencontre, m’intriguait aussi beaucoup.

Je voulais comprendre un phénomène psychologique dont je me disais qu’il était aussi un phénomène sociologique, même si je n’en avais qu’une vague intuition à partir de peu de connaissances.

Quand j’ai découvert tout ce que faisaient les fans, je me suis dit «mais ma parole, ils sont fous ! » . Je suis tombée des nues. C’est un bon point de départ pour travailler, je trouve.

Mais ce que j’appelle leur « folie » m’a surtout montré un versant de mon sujet, auquel je n’aurai jamais eu accès, qui est que les héros ont une autre vie. J’aurais bien aimé que Citizen fan s’intitule « l’autre vie des héros ». C’est-à-dire, que Kate Beckett a plusieurs visages. Elle n’est pas juste celle que Marlowe a créée mais aussi celle qui soutient Madoka, Vanessa, ou CBWritter dans leur quotidien et leurs vies de femmes.

Or , pour une fan du canon, plutôt basique, comme je l’étais, il était perturbant que d’autres que Marlowe, s’immiscent, interviennent, jouent avec cette icône.

Je me suis dit qu’il fallait comprendre ce qui me perturbait. J’ai commencé à lire Jenkins et Certeau (grâce à Jenkins !) Helleksson et Busse. Eclairé par leurs analyses, le sujet a pris toute sa consistance à mes yeux.

  1. Avant de commencer ce projet, quelle était votre vision du fan ? Qu’a changé ce projet par rapport à cela ? Quels aspects vous ont le plus surprise chez les fans ?

Avant de commencer, je n’avais aucune vision du fan. Je n’utilisais pas ce terme. Le mot n’avait pas vraiment de connotation.

On m’aurait demandé « Que pensez-vous des fans de l’OM, de Claude François ou d’Elvis  ? », j’aurais dit que ça m’était étranger, j’aurais trouvé ça un peu exagéré. Je ne savais pas que ce type de forte attraction existait vis-à-vis d’une série télévisée.

J’ai dû intégrer le mot « Fan » en cours de route, je ne sais plus trop à quel moment mais sans doute en même temps que la Fan Fiction. J’ai mélangé fan et fan transformatif.

Ce mot de fan, en revanche, a beaucoup inquiété et déplu autour de moi, à commencer par certains membres des équipes de France Tv. A cause de ce mot, on a levé des barrages sur ma route. Heureusement, que la décision finale sur notre chaîne publique, appartenait à Boris Razon, qui est un homme ouvert et qui ne s’arrête pas aux clichés.

Je me souviens de quelqu’un de chez Orange qui m’a dit « c’est incroyable, vous parlez comme une fan ! » comme si je parlais une langue étrangère. A l’IRI où j’étais aller présenter mon projet, ils m’ont dit « Nous, nous les nommons « amateurs » nous préférons ce terme au mot « fan » ». Finalement, le mot « Fan » était un « gros » mot  !

Le fait de travailler sur Citizen fan m’a permis de mettre des visages et des vies sur un phénomène et de recevoir beaucoup de marques d’affection. La plupart des fans que j’ai rencontrés ont été très généreux de leur temps et de leur art.

J’ai découvert une grande énergie créatrice qui est accompagnée de tendresse ! Je pense que le projet m’a fait découvrir un type de création, qui prend sa quintessence sur le web et qui est partageuse, joyeuse, décomplexée, gratuite et sans normes. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir ses critères d’exigence parfois aussi baroques que le phénomène.

Les fans m’ont surprise tout le long et ça continue…Je peux citer certains aspects mais il m’est difficile de synthétiser. Si je pense aux bronies, j’ai été stupéfaite de leur culture générale et de leur dynamisme ; chez Harry Potter, je vois des gens qui s’expriment et analysent leur vie, et celle des autres, avec une pertinence qui m’étonnent ; les fans de Castle forment une famille où les interactions et les stimulations sont grandes…

Bref, je pense que le plus surprenant reste pour moi, leur grand nombre, leur distribution sur le territoire, tout de même encore reliée, je pense, aux usages télévisuels (à vérifier) et aussi le fait que leur éducation ou leur classe sociale, m’ont semblées imprévisibles.

Enfin, ne faut-il pas s’étonner du peu d’écho qui est fait à leur création, pour le moment en France ? Les pratiques des fans, leur bonheur et la générosité des fandoms sont pourtant fascinants.

  1. Dans le webdocumentaire, vous mettez en avant les activités de fanfictions et de cosplay en particulier. Pourquoi ? Quelles sont les spécificités de ces deux activités pour les fans que vous avez interrogés ?

Je suis littéraire. J’aime lire. J’aime les auteurs.

J’ai commencé par la fanfiction parce que c’est ce que j’ai découvert en premier. Lire va de soi pour moi. Echafauder des hypothèses scénaristiques à partir d’une histoire, me plaît aussi beaucoup et c’est ce que font les fanficceurs. Ensuite, j’ai appuyé mon scénario sur la pratique de la fanfiction parce que c’est plus facile à comprendre que le vidding, notamment, sur lequel on peut tomber rapidement sur le web mais qui est impossible à comprendre par un non-fan. Or, je devais convaincre des interlocuteurs chez France Télévisions qui étaient des non-fans. Parler d’écriture me semblait un atout, un argument rassurant, noble.

Quant au cosplay, c’est tout l’opposé, j’ai tout d’abord évité le sujet ! Je me disais qu’avec certains de mes interlocuteurs, déjà insensibles à la beauté de la fanfiction, j’allais avoir toutes les difficultés à faire admettre le cosplay. C’est lors de mon premier tournage à Paris Manga, où j’étais allée filmer Orphée et ses « Props » de Stargate, que j’ai découvert l’impact visuel du cosplay.

En plus, dans les allées de Paris Mangas, je ressentais une sorte de bonheur un brin mystérieux, comme on en a, quand on voit les cosplayeurs. Je me suis dit qu’il n’était pas possible de traiter de ce sujet, des créations de fans, sans traiter du cosplay, qu’importent les difficultés.

Jenkins en parle d’ailleurs et je me trompe peut-être mais je dirais que, historiquement, le cosplay est aux fondements des activités de fans…

Je regrette de ne pas avoir pu discuter avec des universitaires qui travaillent sur la culture populaire, pour avoir des pistes de réflexions. Les zombies qui ont récemment pris la rue dans Toulouse, est-ce que c’est une nouvelle forme de Carnaval ? Est-ce que ça peut avoir un rapport avec la complexité des costumes et des masques de Limoux par exemple ?

Les spécificités de la fanfic sont, d’après moi, pour les fans que j’ai interrogés, finalement assez proches de celles des cosplayeurs. Ce ne sont pas les mêmes personnes mais leurs démarches se rejoignent. C’est une prise de parole. « Oser prendre des risques ! » dit CB Writter.

C’est une entrée sur scène. On se met à nu, on se montre, on fabrique, on se bataille pour faire. Il y a une envie de faire qui est terrible. L’engagement personnel est indispensable, « On ne va pas parler de sujet dont on se fout » La Silvana. Même si on montre une version imaginaire de soi-même. Myriam n’est pas presque nue, sur le bord de la plage, elle est La petite sirène.

Les auteurs de fanfic, disent bien le plaisir à se « planquer » derrière un perso (La Silvana) ou le « nombrilisme » à être une Kate Beckett (Madoka).

Je pense qu’il y a une partie «masque » dans l’écriture des fanfics, exactement, comme dans le cosplay. Les cosplayeurs ont besoin d’être pris en photo, de manière préparée ou de manière impromptue. Ce regard sur eux « masqués en l’autre », est leur carburant. Ils reçoivent vraiment, réellement, des commentaires et des encouragements, une reconnaissance, que ça soit dans les allées des conventions, autant que sur les forum.

Ils font du théâtre (Myriam) comme les auteurs de fanfictions (cf. Francesca Coppa) et ils ne sont plus eux-mêmes (Orphée ou Madoka) .

Une des spécificités communes réside dans le fait de se dépasser.

Toujours bien se faire relire, reprendre tout depuis le premier chapitre pour la fanfic; se lancer dans de grandes difficultés conceptuelles, techniques ou financières, pour le cosplay.

On pourrait trouver aussi des différences entre ces deux arts mais j’aime mieux parler de ce qu’ils ont en commun.

  1. Il y a un aspect genré dans votre travail. Vous posez la question d’une « activité féminine ». Qu’en est-il ? Quelles sont les caractéristiques en termes de genre ?

Oui, j’ai voulu traiter de cette question dans Citizen Fan.

D’abord, parce que je n’ai rencontré que des filles pendant des semaines.

Les trois garçons que j’ai croisés, dans Castle, ne pratiquaient pas la fanfiction mais le travail sur photoshop, à une exception près et celui-ci cachait son activité numérique à sa famille. Un autre m’a clairement dit « si je devais écrire une fanfic, il faudrait que je me mette en scène moi-même à l’intérieur, d’une manière ou d’une autre. ».

Ensuite, même quand j’ai élargi à d’autres fandoms, en mangas et en Harry Potter, Hunger Games, Teen wolf, et je n’ai encore trouvé que des filles.

Le fait que j’étais axée sur la fanfiction (et le vidding,) en était probablement la raison.

Il a fallu que je me mette en quête de garçons, spécifiquement.

Je suis heureuse d’avoir insisté auprès d’Alixe pour qu’elle m’aide à en contacter car j’ai découvert grâce à Code 44, le fandom des poneys (MLP).

J’ai remarqué que parmi les « faux bonds » , c’est-à-dire ceux qui m’ayant écrit une fois n’ont pas prolongé la conversation, je n’ai presque que des garçons.

Il est possible que témoigner dans un documentaire leur coûte.

Ensuite, quand j’ai ouvert mon sujet au cosplay et surtout à Youtube et aux fanfilms, les garçons sont apparus. Finalement, ils sont très nombreux dans les fanarts aussi.

Je me suis posé la question et je l’ai posée à tous mes persos. « Pourquoi est-ce que l’activité de fanfiction (et de vidding) est féminine ? » Il n’y a pas une seule et une unique raison à donner à cela. Et je crois qu’elles s’en fichent un peu. J’ai remarqué que toutes les filles que j’ai questionnées savaient que la pratique de la fanfiction est féminine. Lors des IRL, elles voient bien qu’il n’y a que des filles. Aucune ne savaient réellement pourquoi et pour aucune cela n’était apparemment vraiment important. Les slasheuses se savent lues par des filles uniquement, aussi.

Il y a pas mal de garçons parmi les béta-readers.

Quant aux poneys, tous savent que leur fandom est masculin et certains m’ont dit que ça faisait partie de l’intérêt du fandom, à leurs yeux.

Henry Jenkins quant à lui a été assez clair sur la féminité des fandoms. Il a prolongé la réflexion en la reliant à la question de la gratuité. Il m’a répondu que cette féminité des fandoms pouvait peut-être être liée au fait que ces activités sont amateures et gratuites. « Si c’est un choix pour une femme de rester dans cette économie du don-contre-don , alors pourquoi pas ? Mais, si au moment où elle voudrait passer « pro », une femme ne le fait pas en raison des idées reçues notamment, et préfère oublier son ambition et rester amateure, alors la société devait s’interroger. »

Il porte un regard particulier sur l’évènement « 50 shades », une femme battant cette fois tous les records. C’est peut-être un signe de changement.

Natacha Guyot, qui est une spécialiste des fans de jeux vidéo notamment, qui a publié des articles sur le sujet et pratique la fanfic, le vidding, le jeu de rôle depuis plus de 10 ans, relie le fait que les œuvres transformatives soient féminines au fait que les canons de l’industrie négligent le public féminin. Ce public féminin caricaturé et surtout mal compris est insatisfait. Elles transforment le canon afin de se satisfaire.

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